LES TRANFORMATIONS SILENCIEUSES, François JULLIEN, 2009

LES TRANSFORMATIONS SILENCIEUSES :

François JULLIEN, Le livre de Poche, 2009

Ça se produit inlassablement, discrètement par sa lenteur, ça ne se voit pas, ne se discerne pas.

  •  Grandir, vieillir, nous ne nous voyons, ni grandir, ni vieillir.  C’est trop progressif, continu pour saillir à la vue. Tout se modifie, donc rien n’est isolable, la transformation est silencieuse.
  • La prise de conscience est brutale, comme une « révélation », un vertige, « je » me croyait « sujet » d’initiatives, or vieillir c’est accepter que le « sujet » défaille, sa pertinence de « sujet » est limitée, sans renoncer à son option d’autonomie ou de liberté.
  • La TRANSFORMATION oppose la pensée chinoise à la pensée européenne.
  •  En EUROPE, la Transformation est à mettre en relation avec la morale individuelle.  C’est une action locale, avec l’intervention du Hic et Nunc. Le sujet est l’auteur de l’action, l’action est saillante, visible. Le sujet est un agent, il veut, vise, entreprend, pose des buts, risque l’affrontement.
  •  En ASIE, l’action est globale, progressive, tout se transforme imperceptiblement.  L’ambition est la transformation, sans intention projetée mais par diffusion, contamination, par auto-déploiement, elle ne rencontre pas de résistance, suffisante pour éduquer le conditionnement ambiant.
  •  Le désamour, la désaffection est aussi une transformation silencieuse, comme l’érosion géologique qui fait s’ébouler tout un pan de la falaise sur le rivage. Tout s’est modifié peu à peu.
  •  Pascal évoque l’inconstance du Moi-sujet. La brèche esquissée est devenues une fissure, fente, faille, cet infime devenant infini. Le situationnel l’a progressivement amputé sur le personnel, on ne peut arrêter l’eau, même d’un étroit ruisseau, avec les mains. Sous la transformation, la transition :  pour passer de la contigüité (je suis assis immobile) à la continuité (je marche, mobile).
  • Platon suppose entre les deux temps un instant « hors du temps » pour lier l’avant et l’après, un « soudain » hors du temps.
  •  La pensée chinoise propose deux termes  « modifications -contamination  » (bian-tong), binômes qui s’opposent, la modification s’oppose à la continuation, la première bifurque, innove,  la seconde « poursuit », hérite et chaque terme marque la condition de l’autre :
  • la « modification permet à un procès engagé de « continuer », réciproquement, la continuation permet de communiquer au travers même de la modification.
  • coloriage-saisons-15611Les saisons illustrent bien ce processus : La modification = Hiver et printemps, ou été et automne, du froid vers le chaud ou du chaud vers le froid. La continuation = printemps et été, ou automne et hiver, du chaud vers le plus chaud ou du froid vers le plus froid.
  • Printemps et Automne sont des saisons qui incarnent la transition et exemplaires de la continuation. « Epuisement d’où modification, modification d’où continuation, continuation d’où durée. » (Classique du changement)
  • On est dans une barque, on lève les avirons, c’est l’art de la transition, on ne pagaie plus, le mouvement de ramer est interrompu, mais le bateau porté, poursuit sa lancée.
  •  Il ne faut pas traiter la diversité des cultures sous l’angle des différences, car cela entraîne des notions d’identité et de revendication identitaire, je préfère parler d’écarts, il n’y pas de différences identitaires mais exploration.
  • L’écart permet de pénétrer le préalable de la pensée. L’écart n’isole pas les cultures entre elles, mais permet de détacher la pensée de ce qu’elle prend pour de l’ « évidence » de rompre avec cet enlisement et de se redéployer.
  • La pensée grecque est articulée dans la langue de l’ETRE, il lui est difficile de décrire

 

  • « ce qu’on regarde mais qu’on ne perçoit pas, ce qu’on écoute mais qu’on n’entend pas. »

 

La pensée chinoise y est à l’aise :  la configuration sans la configuration, le phénomène est sans matérialité propre : taoisme_nonAgir le TAO est essentiellement transition et donc indéfinissable,  l’image du TAO est la moins imageante, au lieu de caractériser, elle retire tout caractérisable, tout en nous maintenant au sein du phénoménal et du sensible, elle nous conduit au bord de leur effacement où se savoure la non-saveur, la fadeur.

  • Quand on passe d’une langue à l’autre les questions que l’on se pose ne se résolvent pas mais se dissolvent. Le passage du non-événement à l’ETRE est résorbée, la naissance procédant elle-même d’une continue action

 

  • « comme on voit l’eau trouble, quand on la laisse reposer, peu à peu devenir claire et limpide, de même, ce qui est en repos en le mettant longuement en mouvement, peu à peu naît, croît, vit. »(Sheng).
  • Ne faisant plus rupture, l’origine de la vie n’a plus rien d’une énigme.  Elle n’est même plus une question, elle est dans le cours de la transition. Transition ou traversée: -vieillir a toujours déjà commencé, la vie est-elle-même transition où chaque moment se découvre et se compte à part entière,  ou bien est-elle traversée, dont ce qui compte à l’avance est l’arrivée ?
  • Vieillir récapitule à lui seul (comme la neige en train de fondre) tous les points d’achoppement de la pensée grecque. Vieillir c’est en même temps et du même point de vue, indissolublement, être jeune, encore et déjà vieux.
  • La philosophie française a enjambée la vieillesse, ne l’a pas pensée. Elle se préoccupe de la Finalité (mort), non de la Transition (vieillesse).
  • La mort est ce point culminant, fascinant où tout converge, cette Rupture ce saut dans l’Innommable, alors que si la philosophie avait abordé la mort comme l’ultime résultat-avatar- du vieillissement engagé,  la mort ne serait plus absurde elle ne conduirait pas au mystère. Si on abordait la mort comme l’aboutissement individuel et momentané, de transformations silencieuses, qu’on voit partout s’opérer ?
  • La pensée chinoise : « La vie me « harasse », la vieillesse me détend, et la mort me repose » (Zhuangzi)
  • La vieillesse reçoit sa place légitime de  transition amortissement entre les deux. Figures du renversement : La transition est imperceptible, mais renversante.
  • Le Yi Jing éduque notre attention, ce n’est pas un livre, il n’enseigne pas de Message, ne prétend pas délivrer une SENS sur le mystère de la vie mais porte à scruter, du bas vers le haut, à travers
  • Les traits pleins (—–, YANG) ou traits brisés (— —YIN) , ligne après ligne, ce qui est faste ou néfaste, en devenir.
    Les Chinois ne se préoccupent ni du début, ni de la fin des choses, le monde meurt tous les jours, le monde naît tous les jours. Le Ciel ne dévie pas de son cours, ne discontinue pas d’engendrer. Il y a toujours du devenir de devenir, et donc, du nouveau devant soi à découvrir.
  • La transition est continue comme la chenille qui se contracte en vue de se déployer.
  • La figure de l’ESSOR, évoque le printemps trois traits YANG renvoient au Ciel, surmontés par trois traits YIN, renvoient à la TERRE. La propension du CIEL est de monter, celle de la TERRE est de descendre, leurs facteurs se rencontrent d’un élan convergent et communiquent.
  • La figure du DECLIN, évoque l’Automne, où les forces de la nature se rétractent, se dissocient, déclinent. Trois traits YIN, surmontés par trois traits YANG. Ces transformations de transformation ne sont que transitions, il n’est jamais de mauvais moment qui ne soit durable, le déclin lui-même décline dans l’ombre, de nouvelles initiatives percent, se recomposent d’autres forces.
  • LA MODIFICATION : (BIAN) désignera l’affleurement visible du changement, de la mutation.
  •  LA TRANSFORMATION : (HUA) dira ma maturation encore invisible, en amont, parce qu’à naître,  amorce et déjà invisible en aval, parce que bien répandue, étale, on ne la voit plus.
  • FLUIDITE de la Vie ou comment l’un est déjà l’autre :
  •  Pour la pensée platonicienne, « de choses contraires naissent celle qui leur sont contraires. » (de petit, je deviens grand). C’est une rupture avec la continuité du changement, c’est à dire un état PUIS  un autre état.
  •  Yin_yangPour la pensée Chinoise, l’un est dans l’autre, l’œil poisson YIN contient la couleur YANG Et si le temps état « responsable » du silence de ces transformations ?
  • Le temps est une construction du langage européen. Le temps serait ce personnage que nous avons inventé pour donne nom et visage à notre impensé.
  • La pensée chinoise n’a jamais dit le temps sur le mode unitaire et général. Elle nomme la saison qui rythme la vie des choses, induit nos activités, sert de cadre au rituel. Elle dit la durée et fait couple avec l’espace.  Les écarts de la pensée. Le temps, c’est le déplacement de corps en mouvement, en fonction de facteurs en corrélation (yin et yang) de la polarité desquels découle tout engendrement.
  • Seul l’ETRE est éternel, sans fin inépuisable (comme le CIEL) Le temps et le devenir sont distincts.
  • Le temps, c’est le cours du temps, l’instant ne peut pas se renouveler, une somme de continuités successives, ce temps produit de la durée, rien de plus. La flèche du temps est ce qui se déroule dans le temps, le devenir, le phénomène temporel, les événements. Le langage commun confond ces deux temps.
  • Mythologie de l’événement : L’événement accapare l’attente et structure le récit.

  • La culture européenne est une culture de l’événement : il surgit, fait irruption, bouleverse, par effraction.
  • En Chine, l’événement est un avènement, sans effraction mais émergeant, conséquence de maturations subtiles qu’on n’a pas su observer.
  • Tout moment est le bon moment, il est de « saison », le sage se met en phase avec lui, il est « saisonnier « . A l’exceptionnel, la Chine propose une constante adaptation au moment. Leur attention se porte sur l’amorce du changement, c’est-à-dire au stade initial de la modification, pas encore manifeste.
  • L’événement traduit en Chinois : « Fragment-partie d’affaire-de situation », seul le fait est envisagé pas ses conséquences,
  • Il en va de même pour la santé : la médecine européenne se fie à l’action, ici et maintenant, interrompt le cours des événements engagés.
  •  La médecine chinoise fait confiance à la transformation diffuse, globale et sur le long terme. On ne « tombe » pas malade, en Chine, un tel événement, une rupture n’existe pas.  Il y a dérégulation subtile qui deviendra sensible avec le temps. La brutalité de l’événement étonne parce que nous n’avons pas su percevoir la transformation silencieuse qui insensiblement y a conduit. L’événement, c’est la VIE ! (p.133/134) La transformation est gestation, silencieuse, elle opère en amont, au stade de la maturation. L’événement est affleurement, parce qu’il se détache de la transformation en s’individualisant, l’événement en est le marqueur, l’indice. Dans notre vie quotidienne au XXIème siècle, ne plus envisager, ne plus oser ( la récession) est un symptôme typique des transformations silencieuses. En plus envisager, ne plus concevoir de dire à l’autre, garder pour soi, retourner au silence peut mesurer comme sur un baromètre, la baisse ambiante d’un amour en train de se dénouer. Il n’y a pas d’événement mais érodement (p.145)
  • Les transformations silencieuses sont un concept, se décante, progressivement dans l’esprit au fil des jours, s’impose à la pensée « sans qu’on y pense », c’est un concept « qui reste » concept de « fond », en évitant les « a priori » des autres concepts :  ne se prévaut d’aucune rupture,  il affleure l’événement, n’exclut rien, ne polémique pas. »