Musicophilia – La musique, le cerveau et nous

Lecture critique de :

Musicophilia, la musique, le cerveau et nous,

Oliver Sacks, (SEUIL 15/01/2009)

par Bernard Sève,
Professeur en esthétique et philosophie de l’art (Université Lille-3)

 

  • Le dernier livre d’Oliver Sacks ravira les très nombreux lecteurs de ses précédents ouvrages (notamment de L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau et d’Un anthropologue sur Mars).
  • Musicophilia, la musique, le cerveau et nous reprend en effet la technique d’écriture qui a fortement contribué au large succès des précédents ouvrages de Sacks : exposer, de façon claire et sans technicité excessive, de nombreux « cas » concrets, que le célèbre neurologue connaît de première main pour avoir rencontré les personnes concernées, et, souvent, pour les avoir eues comme patients.
  • L’ouvrage commence par les couleurs sombres, pour s’achever dans des couleurs, sinon claires, du moins teintées d’une certaine forme d’espérance, ce qui ne veut pas dire que la construction du livre suive une logique linéaire allant du grave au léger.
  • Il faut bien dire que la plupart des cas rapportés ont quelque chose de tragique, un tragique un peu tempéré par l’humanisme profond de l’auteur qui l’éloigne de tout réductionnisme.
  • notebook2La première partie, « Hanté par la musique », raconte des cas d’intrusion violente voire pathogène de la musique dans la conscience malade : hallucinations musicales, « vers cérébraux » (musiques obsessionnelles dont on n’arrive pas à se débarrasser), musique provoquant des crises épilepsie.
  • Developper-son-oreille-relativeLa deuxième partie, « Des formes de musicalité différentes » traite de l’oreille absolue, dont les formes pathologiques sont souvent liées, semble-t-il, à des déficiences linguistiques profondes (voir notamment les passionnantes pages 164-165), de différentes formes d’ « amusie » (insensibilité totale ou partielle à la musique), des « autistes “savants” », c’est-à-dire des autistes très doués musicalement, ou encore de la synesthésie (« entendre en couleurs »).
  • Script-hypnotique-Douleur-fantome-2-reconfiguration-des-circuits-150x150La troisième partie, « Mémoire, mouvement et musique » concerne essentiellement les amnésies, les aphasies et troubles parkinsoniens ainsi que les formes de musicothérapie permettant de traiter ces aphasies et ces troubles, et divers cas concernant le rythme et le mouvement (notamment la situation dans laquelle un musicien amputé sent le « membre fantôme »).
    Cette troisième partie contient certains des cas les plus bouleversants rapportés dans ce livre. Je pense notamment au chapitre 15, rapportant le cas de Clive Wearing,

 

Je ne comprends pas l’expression « épilepsie musicogène » employée tout au long du chapitre 3 : littéralement, cette expression signifie que l’épilepsie engendre de la musique, alors que Sacks vise des situations rigoureusement inverses, la musique suscitant des crises d’épilepsie. Il faudrait parler de musique épiléptogène (cet adjectif se trouve d’ailleurs p. 69).

  • Musicologue (éditeur des oeuvres de Lassus) et musicien anglais, victime à 47 ans d’une encéphalite herpétique l’ayant privé de toute mémoire (sa mémoire immédiate étant limitée à quelques minutes).
  • Ce chapitre est l’un des plus énigmatiques et des plus bouleversants du livre (les dernières nouvelles de ce patient datent du printemps 2008, comme il est précisé p. 260).
  • Si la « mémoire épisodique » (mémoire immédiate ou événementielle) de Clive Wearing est détruite, sa « mémoire sémantique » (savoirs et savoir-faire) est largement préservée, en ce qui concerne la musique du moins.
  • Concrètement, le patient est capable de lire et de jouer de la musique, de chanter, de diriger un choeur (toutes choses qui, selon Sacks, ne peuvent pas relever de la simple « mémoire procédurale », mémoire conservant la disponibilité de « schémas d’action » comme se raser ou se doucher (voir pages 251-253).
  • Sacks résume ainsi le paradoxe :
  • « Il se peut que, bien que son amnésie l’ait rendu incapable de se rappeler ou d’anticiper le moindre événement, Clive parvienne malgré tout à chanter, à jouer et à diriger un choeur parce que repenser à une musique ne consiste pas du tout à se la remémorer au sens habituel du terme : on se souvient d’une musique, on l’écoute ou on la joue uniquement au présent » (p. 259).
  • Ici l’étude d’un cas pathologique permet d’appuyer une thèse substantielle portant sur la musique elle-même (l’« ontologie de la musique », dans le vocabulaire d’aujourd’hui). Je précise que Sacks ne tire par lui-même cette thèse substantielle du cas considéré, je n’exprime donc ici qu’une opinion personnelle.
  • rever-musiqueLa quatrième et dernière partie, « Émotion, identité et musique » traite des relations entre le rêve et la musique, des émotions musicales, de l’hyper-musicalité des sujets atteints du « syndrome de Williams » (très beau chapitre 28), du lien enfin entre la musique et l’identité personnelle. C’est dans le dernier chapitre que se trouve exposée avec le plus de force l’une des idées majeures du livre :
  • L’« extraordinaire robustesse neuronale de la musique » (pour reprendre la formule de Sacks, p. 414) qui fait que, malgré la gravité des lésions du cerveau,
  • « un soi reste mobilisable quand bien même il ne peut répondre à aucun autre appel qu’à celui de la musique » (p. 425).
  • Car, l’auteur y revient sans cesse, si le cerveau humain est structuré en zones ou aires spécialisées, il présente en même temps une étonnante et fascinante « plasticité » – plasticité qui permet précisément à la  « compétence musicale » de survivre alors même que les aires proprement musicales sont gravement lésées ou détruites.
  • La musique, violemment intrusive dans les cas rapportés au début de Musicophilia, devient, dans l’ultime chapitre, le dernier refuge d’une identité blessée au coeur.
  • C’est la leçon, partiellement optimiste, d’un livre qui n’est pas, on l’aura compris, foncièrement gai.
  • Redisons en effet ce que tous les lecteurs de Sacks savent bien : l’auteur est neurologue et parle de cas de pathologie (traumatique ou génétique) auxquels il est quotidiennement confronté.
  • Le livre porte donc sur le rapport à la musique de sujets atteints de pathologies plus ou moins graves et handicapantes. C’est en ce sens que le livre n’est pas un livre joyeux, et encore moins un recueil d’anecdotes exotiques. Car ce livre de pathologie parle aussi de nous, qui le lisons.
  • Il ne faut en effet pas essentialiser la notion de « pathologie ».
  • De l’état considéré comme « normal » à l’état franchement pathologique, il y a moins césure nette que lents dégradés.
  • Sacks parle ainsi de compositeurs américains importants et reconnus, comme Michael Torke (né en 1961), synesthète sons-couleurs, et Tobias Picker (né en 1954), victime du syndrome de La Tourette.
  • Normaux, ces musiciens ? Anormaux ?
  • Et lequel d’entre nous n’a jamais été victime de ritournelles obsessionnelles dont il n’arrive pas à se défaire, pour ne prendre qu’un exemple à mon sens incontestable ? On sait par ailleurs, depuis l’étude de Durkheim sur le suicide, que les sciences humaines ont pratiquement toujours progressé en travaillant sur les cas « anomiques ».
  • Toute brisure révèle une fragilité cachée, en tout cas une structure fonctionnelle ; il n’en va pas différemment des lésions du cerveau : la corrélation entre certaines formes de dysfonctionnement musical et certaines régions du cerveau permettent d’éclaire le fonctionnement du cerveau (et peut-être, indirectement, certains traits fondamentaux de la musique).
  • C’est en tâchant d’expliquer les anomalies que l’on peut comprendre le fonctionnement normal.
  • C’est ainsi que je comprends le « et nous » du sous-titre de Sacks (« la musique, le cerveau et nous »). C’est notre propre rapport à la musique qui est interrogé par ces récits portant sur des gens si différents de nous – c’est pourquoi aussi certaines pages du livre peuvent susciter un peu de malaise, comme si nous n’étions soudain plus si sûrs d’être musicalement normaux.
  • Je dois maintenant en venir à quelques considérations plus critiques, qui ne remettent d’aucune façon en cause le grand intérêt du livre. Au contraire, ces quelques remarques permettront peut-être de mieux faire ressortir l’essentiel du livre.
  • La méthode choisie par Oliver Sacks laisse parfois le lecteur sur sa faim (mais je dois préciser qu’une solide bibliographie, presque exclusivement anglo-saxonne, et qu’un Index [nominum et rerum], très bien fait, permettent au lecteur de pousser plus loin son enquête personnelle).
  • À part pour certains cas (comme celui de Clive Wearing, que j’ai tenu à résumer plus haut), la plupart des cas cliniques sont très rapidement résumés, et certains présentent quelques traits d’invraisemblance musicale.
  • Pour ne prendre qu’un exemple, Sacks évoque, p. 386, le cas d’un patient qui, « sans formation ni antécédents musicaux ou presque », se trouve, à l’âge de 68 ans, « subjugué » par des motifs musicaux qu’il « élabore et permute » de telle sorte que des « compositions d’excellente facture » en découlent.
  • Et Sacks précise même que certaines de ces compositions « furent jouées dans des salles de concert ». Le lecteur reste perplexe, et aimerait en savoir davantage. L’idée que l’on puisse composer de façon a-technique et sans avoir appris les rudiments du métier se heurte à une méfiance presque insurmontable.
  • La composition n’a rien à voir avec l’invention mélodique ;
  • sans même parler des « règles » de composition, qu’elles soient tonales, sérielles, ou autres, ou des principes de l’harmonie, de la construction des accords et de leurs enchaînements, il faut, pour pouvoir composer, savoir écrire la musique, connaître la tessiture des voix et l’ambitus des instruments, maîtriser parfaitement au moins six clés (sol, fa, et quatre clés d’ut), savoir quels instruments sont transpositeurs, savoir ce qui est techniquement jouable ou non par chaque type d’instrument, avoir des rudiments d’orchestration, maîtriser la conduite des voix, etc.
  • Tout cela doit s’apprendre. Le lecteur est donc ici contraint de suspendre son jugement.
  • Je précise qu’Oliver Sacks donne sa source, un article de Miller paru en 2000 dans le British Journal of Psychiatry, que je n’ai pas eu le loisir d’aller regarder.
  • Sur un autre point le lecteur reste dubitatif : c’est quand Sacks évoque le cas de compositeurs très connus, je pense notamment à Schumann et à Messiaen. Bien sûr, notre auteur ne parle en détail que des cas qu’il connaît de première main, et c’est tout à son honneur.
  • Mais le lecteur tant soit peu informé est gêné par le caractère approximatif ou faux de ce qui est dit de ces deux musiciens.
  • Schumann est principalement évoqué p.328-329 comme exemple de « dystonie du musicien » (ses doigts ne répondent plus comme il le veut quand il joue du piano).
  • La note de Sacks est brève et approximative s’agissant d’un cas particulièrement étudié, et l’appareil assez monstrueux que Schumann utilisait pour contraindre ses doigts à obéir doit se comprendre aussi dans le contexte d’idéologie technologique de l’époque (on invente alors beaucoup d’appareils pour contraindre les doigts des pianistes, on peut en voir dans la plupart des musées d’instruments).
  • Quant à Messiaen, la note qui lui est consacrée p. 214 est gravement fautive. Sacks dit, très brièvement, que Messiaen est un exemple de synesthésie « tonalité-couleur », ce qui est complètement faux.
  • Messiaen ne lie pas des tonalités (comme ré majeur ou sol mineur) à des couleurs ; il lie des accords (comme l’accord de septième naturelle, ou l’accord de neuvième majeure) à des couleurs déterminées, et les deux choses n’ont rien à voir.
  • Messiaen a beaucoup écrit sur ce sujet, et il aurait été intéressant de savoir ce que pense de ces écrits le clinicien expérimenté qu’est Oliver Sacks.
  • Un autre point fondamental est embarrassant, c’est le rapport entre neurologie et psychanalyse (ou même psychiatrie en général).
  • D’une manière générale, Sacks rapporte les troubles dont il parle à des lésions du cerveau, dont il précise à chaque fois la nature et la localisation. Quand nous pensons spontanément à la musique, nous pensons à nos oreilles, aux mains des instrumentistes, à la voix des chanteurs ; derrière ces organes,
  • Sacks fait apparaître le cerveau, l’instrument invisible de toute la musique.
  • Mais certains détails laissent souvent deviner une autre étiologie, relevant de l’inconscient du sujet et de son histoire personnelle ; à de rares moments, Sacks évoque lui-même la psychanalyse, voire la figure de Freud.
  • Le lecteur aurait aimé que l’auteur traite de ce point fondamental de méthodologie, qui fait aujourd’hui l’objet d’un débat si vif.
  • La neurologie, les sciences cognitives et les thérapies cognitivo-comportementales d’un côté, la psychanalyse de l’autre, sont-elles des théories et des pratiques irréconciliables ?
  • Ou, si elles s’articulent entre elles, de quelle manière ? S’agissant de la musicothérapie notamment, dont il est souvent question dans le livre, on aurait aimé avoir le point de vue explicite de l’auteur.
  • On devine que Sacks ne défend aucun impérialisme neurologique, il insiste souvent sur la nécessité de relations personnelles chaleureuses et fortes dans la musicothérapie (mais cela même pose d’autres problèmes encore, et plus d’un psychanalyste manifesterait des réserves méthodologiques sur ce point), mais il ne s’explique pas à fond sur le sujet. La méthode d’écriture de Sacks privilégie la description phénoménale du cas, au détriment de la discussion étiologique et thérapeutique.
  • Sans soutenir de thèse d’ensemble, le livre d’Oliver Sacks ouvre de nombreuses pistes de réflexion, je l’ai souligné plus haut en ce qui concerne le rapport entre musique et identité personnelle ; on pourrait évoquer aussi l’idée que
  • la musique serait un « mode de communication non-propositionnel » (je formule ainsi une idée suggérée p. 265), ou encore les réflexions concernant la musicothérapie.
  • Mais ces idées sont avancées rapidement et de façon dispersée, elles ne sont pas développées, encore moins problématisées (c’est-à-dire présentées de telle sorte que les présupposés théoriques et méthodologiques en soient explicités, que le « contexte de problème » dans lequel elles trouvent un sens soit énoncé, et que les objections les plus topiques soient évoquées et discutées).
  • Ces « idées » du livre sont plutôt de brèves suggestions, dont le lecteur fait ce qu’il veut. C’est, à mon sens, une limite tenant à la méthode même de Sacks.
  • Sans doute répondrait-il qu’une autre méthode, plus problématisante et plus technique, ne toucherait qu’un public restreint, alors qu’il est important que les données (phénoménales, observationnelles, neurologiques, thérapeutiques) sur lesquelles il travaille soient mises à la disposition du plus grand nombre possible de lecteurs. Sur ce point, je suis en accord avec lui.
  • Musicophilia est un grand livre sur les puissances de la musique. S’il est encore des gens pour croire que la musique est un art superficiel et de pur divertissement, un art pas très sérieux, on ne peut que leur conseiller la lecture de ce livre qui, s’ils savent lire, les fera changer d’avis.
  • Mais on conseillera davantage encore cette lecture à ceux qui s’interrogent sérieusement sur les pouvoirs de la musique, sur son emprise corporelle, sur sa dimension psychique et relationnelle, et, plus généralement, sur la signification humaine du fait musical (non la signification de telle ou telle musique, mais sur le fait même qu’il existe de la musique et qu’elle exerce sur nous une influence très importante).
  • Les dernières lignes du livre sont très émouvantes :
  • si la musique est pour nous un plaisir et un luxe, elle est,
  • « pour les sujets engloutis dans leur démence […] une nécessité, et elle a le pouvoir à nul autre pareil de les rendre à eux-mêmes et à autrui, pendant quelques instants au moins » (p. 426).
  • En dernière analyse, j’irai jusqu’à dire qu’après avoir lu ce livre, on n’écoute plus la musique de la même manière, parce que notre rapport le plus intime avec la musique apparaît brusquement dans un contexte complètement nouveau, et aussi parce qu’on a compris que la musique nous « parlait » à partir d’un lieu qui, sans son énigmatique médiation, nous resterait inaccessible.

Oliver Wolf Sacks né le 9 juillet 1933 à Londres, et mort le 30 août 2015, est un médecin, neurologue et écrivainbritannique. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Oliver_Sacks)