ELOGE DE LA FADEUR

ÉLOGE DE LA FADEUR

A partir de la pensée et de l’esthétique de la Chine

17135257_europa-cina-secondo-francois-jullien-8François JULLIEN, Livre de Poche, 1991

La Fadeur est la valeur neutre le point de départ de tous les possibles et les fait communiquer. Son mérite ? Ne pas être arrêtée par une détermination quelconque. La Fadeur peut donc se transformer sans fin. Cet idéal est commun aux Arts de la musique chinoise, de la peinture chinoise  et de la poésie chinoise.

« Si tout le monde est à même de distinguer les différentes

saveurs, l’Insipide du Centre (TAO)

est ce qu’il y a de plus difficile à apprécier.

                                                                                 Mais elle s’apprécie sans fin. »

  •  Pensée chinoise. Les différentes saveurs s’opposent les unes aux autres, restent contenues dans la plénitude, les manifestations restent bloquées, partiales, trop voyantes.
  • La Fadeur exprime la capacité inhérente au Centre, à la discrétion, à la transformation ; elle appelle au détachement intérieur.
  • La Fadeur conduit à la limite du sensible, pour nous faire éprouver un « au-delà » vers la jouissance. Point de paradoxe à faire l’éloge de la Fadeur, la culture chinoise reconnaît la Fadeur comme une qualité, plus encore, comme la qualité du Centre, de la base. Si nous pensons paradoxe, c’est avec nos automatismes culturels, notre conditionnement idéologique.
  • Quand nous pouvons aborder la Fadeur comme une valeur positive, possible, alors nous serons entrés en Chine, dans ce que la culture chinoise possède de meilleur, non pas de voyant, mais de plus simple, de plus essentiel.
  • Selon les Taoïstes de l’Antiquité, c’est le fondement même de la réalité qui se manifeste à nous de façon « Fade » et « sans saveur ».
  •  « La musique et la bonne chère font s’arrêter le passant. Quand il passe par la bouche Le Tao est fade et sans saveur Il ne peut être aperçu Il ne peut être entendu mais il est inépuisable. »

Lao tse.

  • Toute saveur est décevante, en même temps qu’elle incite le passant à s’arrêter. Elle l’appâte sans le combler, son excitation est immédiate et momentanée, s’épuise à peine consommée, stimulation superficielle. Quand aucune saveur n’est prononcée, la valeur de « savouration » est d’autant plus intense qu’elle ne peut être assignée, déborde de sa contingence, s’ouvre à la transformation.
  • Le Sage savoure la non-saveur, il agit le non-agir, car la sagesse est de percevoir que les opposés ne cessent de se conditionner l’un et l’autre, de communiquer entre eux.
  •  La saveur nous attache, nous accapare, nous obnubile, nous asservit.
  • La Fadeur nous détache, nous affranchit de la pression du dehors, de l’excitation des sensations, de tout intensité factice et éphémère, nous invite à la quiétude, la sérénité.
  • « Comment gouverner les Hommes ? » « Laisse évoluer ton cœur dans la « fadeur-détachement », unis ton souffle vital à l’indifférenciation générale. Si tu épouses le mouvement spontané des choses, sans te permettre de préférence individuelle, le monde entier sera en paix. »
  •  Apologue taoïste. Seule la préférence est source de trouble, seule la faveur est fautive.
  •  La Fadeur et le détachement intérieur permet au gouvernement de renoncer à toute ingérence, de préserver l’immanence régulatrice et faire régner la paix. Le vide, la tranquillité, l’indifférenciation, l’insensibilité, le non-agir, la fadeur, le détachement caractérise le fondement de la réalité et sert d’assiette à toute existence. C’est la voie du libre épanouissement, de ce qui spontanément advient.
  • La Fadeur est la saveur de la sagesse car elle est la saveur de base, celle de la racine des choses, la plus authentique.
  •  L’idéal confucéen repose sur la perception du caractère fondamentalement NEUTRE de toute nature, d’où découle cette constante fadeur qui est la marque du sage.
  •  « Le TAO de l’homme de bien est Fade mais ne lasse pas,

 il est simple et néanmoins orné, plat mais non sans harmonie » (Livre des Odes)

  • Simplicité et platitude sont un gage d’authenticité, alors que la saveur possède intensité et pouvoir de séduction qui sont condamnés à s’user.
  • La Fadeur du Sage ne s’use jamais. La qualité de la Fadeur réside dans sa capacité d’imprégnation diffuse et son pouvoir de nous traverser.
  • « De manière générale, dans le caractère de l’homme, c’est l’équilibre (comme capacité à se maintenir au Centre (zhong) et l’harmonie qui sont le plus prisés. Or, pour qu’un caractère soit équilibré et harmonieux, il faut nécessairement qu’il soit plat, Fade, sans saveur : un tel caractère peut aussi combiner les cinq capacités, et s’adapter avec souplesse à toutes les occasions. » Liu Shao
  • Seule la Fadeur fait coexister les 5 saveurs : acide, amer, doux âcre, salé. Quand la saveur est amère, elle ne peut en même temps être douce, quand elle est acide, elle ne peut être en même temps salée. Cette psychologie chinoise de la Fadeur est le refus de tout trait s’affirmant au détriment d’un autre. Au lieu qu’une tension particulière, contracte et fasse saillir sous nos yeux toutes les ressources intérieures, celle-ci se reposent, en s’équilibrant, et se confondent dans la Fadeur.
  • Grâce à la Fadeur, le Sage peut avoir part à toutes les vertus, sans s’enliser dans aucune et, être toujours prêt à faire face, dans la sérénité, à l’urgence des temps : tel le Ciel, il a beau paraître changer souvent, il ne dévie jamais. La plus belle musique, celle qui possède le plus d’effet sur nous, ne consiste pas dans l’exploitation maximale des sonorités.
  • Le son le plus intensif n’est pas le son le plus intense : en accaparant complètement nos sens, en se constituant en pure phénomène sensoriel, la sonorité portée à son comble ne donne plus rien à attendre d’elle, et notre être en est aussitôt saturé.
  • Au contraire, ce sont les sonorités les moins bien rendues qui sont les plus prometteuses, dans la mesure où elles n’ont pas été totalement exprimées, extériorisés par l’instrument-corde ou voix, ainsi conservent-elles un « reste » ou un « surplus » de sonorité (yi yin). Elles possèdent en elles de quoi se déployer, gardent quelque chose de secret et de virtuel-demeurent prégnantes. Une telle musique reste présente à l’esprit et ne s’oublie pas.
  • Le son Fade sera le son atténué, qui se retire, qu’on laisse le plus longtemps mourir. En étant de moins en moins perceptible, il rend d’autant plus sensible cet au-delà, muet, dans lequel il va s’abolir. En se dissipant, il nous fait accéder progressivement de l’audible à l’inaudible, nous fait ressentir ce passage-continu- de l’un à l’autre. En se libérant, peu à peu de sa matérialité sonore, nous conduit au seuil du silence, éprouvé alors comme plénitude-à la racine de l’harmonie.
  • Comment peut-on parler de la Fadeur et disserter sur elle ? Moins on dit, plus on se retient de dire, mieux on exprime la Fadeur : c’est en s’effaçant elle-même que la parole devient en mesure de l’évoquer.
  • C’est pourquoi les Chinois en parlent peu mais y font souvent allusion.

« Une brise légère emporte les chants dans le vide : La mélodie s’enroule d’elle-même autour des nuages qui passent-et s’envolent. »  (Li Bo)

« La cadence est lente, le jeu relâché : Dans la nuit profonde, une dizaine de sons. Ils pénètrent l’oreille fades et sans saveur ; Le cœur en paix, au fond est l’émotion. » (Bo Juyi « Le luth a cinq cordes)

  • On ne joue pas pour les autres, mais pour soi, à la Fadeur du son-détachement de la conscience- qui pénètre l’oreille répond déjà la richesse de l’émotion suscitée.
  • La Fadeur créé la distance, réduit la capacité d’affect, épure nos impressions.

« La lune se lève, les oiseaux se nichent -c’est fini : Dans le silence assis-la forêt vide ; A ce moment le monde de la conscience est paisible. On peut jouer du luth non décoré. Limpidité et froideur viennent de la nature du bois. Calme et détachement s’accordent au cœur de l’homme [….] Le son se prolonge -tous les mouvements cessent ; La mélodie s’achève : la nuit d’automne s’approfondit. » (Bo juyi, Dans la nuit limpide, l’envie me prend de jouer de la cithare »)

Les poètes, férus du taoïsme philosophique composent une poésie plus faite de raison que d’émotions (à l’époque Yongjia, 307/311) l’on prisait les conversations sur le vide, ce qui était jugé comme une littérature « fade et manque de saveur ».

  • C’est l’importance dévolue à l’appréciation de la saveur (Wei) qui finira par faire de la Fadeur une qualité. A l’époque suivante, sous les Tang, on voit le terme de Fadeur (Dan) pénétrer le discours critique, connoté positivement.
  • Plutôt que d’être une notion, la Fadeur symbolise une certaine balance, un moment intermédiaire, un stade transitoire et toujours menacé.
  •  Transitoire entre ces deux pôles : celui d’une manifestation trop tangible, stérilisante et bornée, et celui d’une trop grande évanescence, quand tout s’efface et se fait oublier. Pris entre le danger de trop signaler et celui de ne plus exister du tout comme signe, le signe Fade est « à peine » un signe : non pas une totale absence de signe mais un signe qui est en train de se vider de lui-même, commence à s’absenter. Indices d’harmonie invisible, traces disséminées.

« Ce qui est foncé s’épuise et devient sec,

Ce qui est fade, au contraire, s’approfondit pas degrés. »

(Sikong Tu, 837-908, Er shi si shi pin)

« Tombent les pétales-pas un mot.

L’homme est fade-détaché : pareil aux chrysanthèmes. »

(Sikong Tu)

Au début des Song (au XIème siècle), la Fadeur est définitivement reconnue comme un idéal de la création poétique. La Fadeur est salutaire, dans la mesure où elle déçoit l’attente des désirs artificiels, exige de renoncer aux satisfactions faciles, nous oblige à nous porter plus loin notre intérêt. Elle nous entraîne à nous dépasser.

L’ « au-delà » de la Fadeur est le « centre » de la saveur, et

la Fadeur en est le « bord ».

 

  • Le confucianisme ancien est attaché au « centre » : en gardant le centre, on évite de dévier dans une position partiale, qui, comme telle, ferait obstacle à notre capacité d’évoluer en harmonie avec le monde ; on rejoint ainsi la neutralité qui est essentielle au grand procès silencieux des choses et d’où découlent son autorégulation et sa constance.
  • Dans l’école bouddhique de la Voie médiane, la centralité est valorisée en relation au vide : le milieu transcende l’opposition de ces deux extrêmes que sont l’existence et la non-existence, l’affirmation et la négation, le plaisir et la peine. Grâce à lui, la vérité n’est pas duelle. C’est vers quoi nous guide le sens chinois de la Fadeur.
  •  La saveur du centre ne s’atteint donc que si l’on sait ne pas se laisser limiter, obséder, par une saveur particulière, quelle qu’elle soit, qu’on ne l’élimine pas non plus : demeurer disponible à l’une comme à l’autre, évoluer librement à travers elles, leur incompatibilité s’abolit.
  • Telle est la saveur limpide (Qing), celle qui, par sa Fadeur, les (saveurs) unit toutes et les réconcilie. Le bord de la saveur est un « extérieur » à dépasser, en vue d’atteindre la profondeur. La Fadeur du bord ne créé pas de tension, nous affranchit de tout fixation contraignante : elle créé la détente. Elle décharge la conscience.
  • La Fadeur est cette saveur du virtuel, le pouvoir d’évoluer et de se transformer, et, comme telle, est inépuisable. Il n’y a pas de Sens à déchiffrer, de Révélation à attendre, -et le centre n’est pas une Vérité s’opposant à l’erreur : tout Message, au contraire, cède la place au silence.
  •  Se taire est une façon d’entrer dans la non-dualité (l’advaya). Qui n’a rien dit n’offre rien à réfuter, et « phonèmes, sons, idées sont sans emploi. »
  • La saveur se substitue au connaitre, elle est la seule aspiration véritable. La calme intérieur, l’intuition du vide ne nous rendent pas inaccessibles à l’émotion ; au contraire, parce que l’émotion ne nous trouble plus, on appréhende d’autant mieux celle-ci, et l’on peut s’en réjouir.
  • C’est l’excès de passion et son effervescence qui sont alors accusés de rendre la subjectivité superficielle et de rétrécir notre sensibilité. Quand on accède au monde de la Fadeur, les sentiments ne nous distraient plus, l’expérience émotionnelle est décantée : la conscience reflète d’autant mieux, selon la vieille métaphore de l’eau paisible, ou du miroir, l’infinie richesse de la vie intérieure.
  • La Fadeur est une expérience de la conscience entière, elle exprime notre être au monde, sur le mode le plus radical. L’insipidité chinoise, celle que symbolise la  limpidité de l’eau « à base de toutes les saveurs », est une conversion dont l’au-delà, est en elle-même : conduisant la conscience à la racine du réel, au centre dont découle le procès des choses, elle est la voie de l’approfondissement (vers le simple, le naturel, l’essentiel) du détachement (loin du particulier, de l’individuel, du contingent).

La fadeur est cette expérience de la « transcendance »

réconciliée avec la nature

-dispensée de la foi.